16

 

Les festivités du solstice remontaient aux origines de l’Atlantide. Dédiées au dieu-soleil lui-même, Raâ, elles avaient lieu dans tous les royaumes de l’Archipel, jusque dans les plus petits villages. À cette occasion, la foule envahissait les rues. On se déguisait, on chantait, on dansait, on mangeait et on buvait plus que de coutume. Chacun oubliait pour un temps ses activités ordinaires, pour se plonger dans un tourbillon échevelé où il n’existait plus aucune règle, sinon celle du divertissement.

À Poséidonia, on surnommait cette nuit la « Nuit des papillons ». Hommes et femmes se paraient de masques et de vêtements lumineux, tous plus extravagants les uns que les autres ; des défilés impressionnants parcouraient les larges avenues au son des flûtes, des harpes sèches et des tambourins. Le délire s’emparait de tout le monde, depuis les enfants jusqu’aux vieillards. Une vague de lumière, de couleur, de musique et de rythme déferlait sur la cité tout entière. Sur les canaux se multipliaient les feux d’artifice. Nombre d’étrangers venus des quatre coins de l’Empire, voire des colonies lointaines, se mêlaient aux citadins.

Sous le couvert des déguisements, toutes les folies étaient permises. Bien que les mœurs fussent très libres en Atlantide, la grande majorité des habitants demeuraient fidèles ; cependant, la nuit courte était consacrée à Cyphria, la déesse de l’Amour. Si elle favorisait la famille tout le reste de l’année, il était de tradition, lors de la fête du solstice, que chacun laissât s’exprimer ses fantasmes, afin de rendre hommage à la déesse. Les filles dévoilaient leurs seins depuis les balcons, interpellant les jeunes hommes qui déambulaient dans les rues. Des couples se formaient pour une liaison éphémère. Sur les places, dans les parcs et les jardins, des bacchanales effrénées s’organisaient spontanément, dans un désordre indescriptible.

Comme dans tout l’Empire, la prostitution était considérée comme une profession honorable, puisqu’elle permettait aux navigateurs de meubler leur solitude sans porter atteinte à la fidélité des Poséidoniennes. De plus, en Atlantide, l’amour revêtait toujours un caractère sacré, puisqu’il était source de plaisir et de vie. Les couples n’étaient pas unis par des lois, mais bien par les sentiments. Enfant direct de l’esprit d’Amour universel qui régnait sur tout l’Archipel, l’amour charnel était encouragé par la déesse qui lui avait été consacrée. Protectrice de la famille, cette divinité accordait aussi une grande importance aux jeux érotiques.

Les prostituées, que l’on appelait élégamment les « courtisanes », étaient considérées avec respect. C’étaient des femmes très belles, dont les talents ne se limitaient pas aux ébats amoureux : elles pratiquaient également la musique, jouaient de plusieurs instruments, et surtout cultivaient l’art le plus prisé en Atlantide, la poésie. Créatrices autant qu’inspiratrices, leur compagnie était très recherchée et ne suscitait nullement la jalousie des autres femmes. D’ailleurs, nombre de jeunes filles et de femmes mûres recherchaient auprès d’elles une connaissance des jeux érotiques qui leur permettrait de satisfaire leur futur compagnon.

Cet état d’esprit amenait des usages insolites. Ainsi, au cours de la Nuit des papillons, nombre de Poséidoniennes avaient coutume de se livrer à la prostitution, afin de satisfaire la déesse. Assouvissant leurs envies avec les marins et voyageurs de passage, elles remettaient par tradition les sommes récoltées aux jeunes prêtresses du temple dédié à Cyphria, qui étaient toutes des courtisanes[7].

Libres de leurs actes et de leurs pensées, les Atlantes accordaient une valeur sacrée à leurs activités. L’amour n’en était qu’une expression, mais il en existait d’autres. Au cours de la nuit du solstice d’été, des cohortes de mystiques revêtaient des habits spécialement cousus pour la circonstance, et pénétraient dans les cryptes souterraines des temples dédiés aux divinités, particulièrement ceux consacrés à Raâ, le Soleil. Chacun y déposait des offrandes diverses, bijoux, statuettes, pièces de tissus, morceaux de bois sculptés, coupes d’or, d’argent ou de jade. Pendant la nuit et la journée qui suivaient, la ville était en effervescence. Partout on allumait des feux symboliques. La légende affirmait qu’il fallait sauter au travers des flammes afin d’écarter pour un an les forces maléfiques.

Anéa ne fut pas la dernière à participer à l’allégresse générale. Ces derniers jours avaient été éprouvants. Grisée par les arômes des vins chaleureux et des alcools de fruits, elle oublia ses tourments pour se livrer totalement à l’atmosphère délirante de la cité. Des foules de souvenirs lui remontaient à la mémoire. Accompagnée d’Astyan, tenant ses deux filles par la main, elle sortit du palais des Orchidées, suivie par la Cour et les argontes.

Très rapidement, une foule se rassembla autour des Titans, car à l’inverse de leurs concitoyens, ils ne se contentaient pas de sauter à travers les flammes : ils marchaient dans le cœur des brasiers. Et c’était un spectacle impressionnant que l’on ne voulait pas rater. La manière dont ils avaient pénétré au cœur de l’effroyable incendie de Karinatos avait fait le tour de la ville.

Au centre de l’Agora, on avait installé un bûcher colossal, dont les flammèches s’envolaient vers le ciel constellé d’étoiles. Astyan et Anéa confièrent leurs filles à Eglée et Oharis, qui les accompagnaient. Puis leurs mains se joignirent, et ils se dirigèrent vers le foyer. La foule retint son souffle. Le bûcher se composait d’énormes troncs d’arbres, qui formaient comme un lit au-dessus duquel s’élevaient de hautes flammes. Astyan et Anéa se regardèrent, puis sans hésitation s’engagèrent dans la fournaise. Courbées sous la volonté des Titans, les flammes s’écartèrent, illuminant leurs silhouettes. Lentement ils passèrent d’un tronc à l’autre, sous le regard halluciné des badauds. Lorsqu’ils quittèrent le foyer, de l’autre côté, les flammes reprirent leur danse folle et s’élevèrent à nouveau vers les cieux.

Un hurlement d’enthousiasme jaillit de toutes les poitrines. On se précipita vers eux ; chacun voulait leur parler, les toucher, leur dire toute l’affection qu’il éprouvait. Des larmes de joie brillaient dans les yeux des femmes et des hommes. Cette traversée des flammes constituait bien souvent la seule démonstration que les Titans faisaient de leurs pouvoirs au cours de l’année.

Pourtant, cette fois-ci, le visage d’Anéa reflétait une certaine crispation. Lorsque la foule s’écarta d’eux et qu’ils purent reprendre leur liberté, elle laissa échapper un léger cri de douleur.

— Qu’y a-t-il ? demanda Astyan.

— C’est stupide. Je me suis brûlé la cheville. Ma concentration n’était sans doute pas assez puissante.

Astyan ne répondit pas. Il avait senti le malaise diffus qui sommeillait, embusqué au cœur de l’esprit de sa compagne, et qui l’avait empêchée de maîtriser les flammes. L’image du serpent surgit en eux simultanément. Avec un sourire contraint, Anéa déclara tout bas :

— C’est peut-être le serpent qui m’a mordu au talon.

Puis elle se concentra sur la brûlure. Peu à peu les chairs se cicatrisèrent, faisant disparaître les cloques rouges qui marquaient sa peau et la douleur s’estompa. Anéa se blottit dans les bras de son compagnon. Malgré son enjouement, il sentait que la gêne sous-jacente n’avait pas disparu. Soudain elle s’exclama :

— Allons, je suis stupide. Cette nuit, les démons ne peuvent rien contre nous. Et les petites ont envie de s’amuser.

Elle lui prit la main et l’entraîna vers le cœur de la cité illuminée et bruyante. Maïa et Schoenée s’en donnèrent à cœur joie. Des bateleurs avaient installé toutes sortes d’attractions, manèges, courses de poneys, montreurs d’animaux, cracheurs de feu, théâtres de marionnettes, mimes. La nuit tumultueuse se referma sur eux.

 

Au matin, alors qu’un soleil resplendissant se levait, une gigantesque procession se dirigea vers l’océan. La nuit magique s’achevait toujours sur un dernier hommage rendu au dieu marin, afin de renouveler l’alliance que l’on avait conclue avec lui depuis des millénaires. On s’avançait sur la plage immense qui prolongeait le port sur la rive occidentale, et l’on jetait toutes sortes de choses dans les flots, sous la mystérieuse lumière argentée de l’aube. Des colliers, des pièces de monnaie, des sculptures, parfois des morceaux de viande séchée, des fruits. Nombre de citadins, parmi les plus jeunes, éméchés à l’issue de la longue nuit, se débarrassaient de leurs vêtements et les jetaient dans l’océan, puis plongeaient à leur suite, sous les cris d’enthousiasme de la foule.

Astyan et Anéa ne furent pas en reste. Accompagnés de leurs enfants, ils ôtèrent leurs habits et entrèrent dans les flots éclaboussés de lumière, au milieu de la foule épuisée par la longue nuit de veille. Nombreux étaient ceux qui les avaient vus marcher dans les flammes, et qui voulaient assister aussi à ce bain extraordinaire, simplement être présents. Les Titans étaient des dieux vivants, on les aimait, on les adulait. Tant qu’ils seraient là pour défendre la cité, rien de grave ne pourrait arriver.

La fraîcheur de l’eau salée avait tôt fait de ranimer les esprits enfiévrés par l’abus d’alcool et de nourriture. Au matin, on ne savait plus très bien qui était qui ni ce que l’on faisait là, on avait oublié ses préoccupations quotidiennes. Mais la fête continuait. Les plus fourbus prendraient, à regret, quelques heures de sommeil avant de se replonger dans la turbulente bacchanale.

Plus tard, on aurait l’impression d’avoir participé à quelque chose de grand, un événement hors du temps, dont on conserverait un souvenir ébloui. Un délire de danses et de chants, d’amour et de sensualité, un tourbillon d’odeurs et de parfums, fruits exotiques, poissons grillés aux herbes, viandes rôties, arômes des vins et des alcools.

 

Vers le soir, alors qu’un coucher de soleil fabuleusement beau éclaboussait la ville d’une lumière dorée, Astyan et Anéa, recrus de fatigue, regagnèrent leur palais à pied. Dans les rues traînaient encore quelques fêtards attardés, entièrement nus, essentiellement des jeunes hommes et des jeunes filles, qui s’égaillaient dans les jardins aux ombres complices. Après la fête du solstice d’été, il y avait toujours une recrudescence des naissances, neuf lunes plus tard. Nombre de participants avaient abandonné leurs vêtements à l’océan, mais personne ne s’en étonnait. Ainsi était la coutume de Poséidonia.

Astyan portait dans ses bras les deux fillettes endormies. Un garde éreinté avait proposé de l’aider, mais le poids des enfants n’était rien pour le Titan.

Revenus au palais, ils couchèrent les petites et regagnèrent leur chambre. Les yeux brillants, Anéa se blottit contre son compagnon. Il l’embrassa avec tendresse et l’allongea sur le grand lit au matelas de laine. Plongeant son regard d’émeraude dans celui d’Astyan, elle demanda :

— Dis-moi, combien de fois avons-nous fait l’amour depuis cette nuit extraordinaire de la forêt des Nuages, alors que nous vivions notre première existence, et que nous n’étions que des enfants ?

Il sourit.

— J’avoue que je ne me suis jamais posé la question.

— N’es-tu pas las d’aimer toujours la même femme ?

— Et toi, as-tu déjà eu envie d’un autre homme ?

Elle s’insurgea.

— Oh non !

Elle l’embrassa à nouveau.

— Comment expliquer cela ? À chaque fois, j’ai l’impression que c’est la première.

Astyan ne répondit pas. Quels mots auraient pu traduire l’émotion intense qui l’habitait ? Anéa représentait pour lui l’absolu, le repère, un havre de sécurité. Rien ne pouvait expliquer ce phénomène. Aucune femme jamais ne saurait la remplacer.

Ils se connaissaient tellement qu’ils avaient amené l’art des ébats amoureux à un niveau qu’aucun couple de mortels ne pourrait jamais atteindre. Depuis six millénaires, malgré les innombrables corps différents dont ils avaient habillé leurs âmes, ils connaissaient de l’autre tous les secrets, tous les désirs, tous les fantasmes.

Des fantasmes qui s’exprimèrent une nouvelle fois, les portant aux limites de la douleur à force de douceur et de plaisir. La sensualité de la nuit du solstice avait exacerbé leur désir, et les ressources d’énergie dont ils disposaient les amenèrent à s’endormir bien tard dans la nuit.

Anéa avait totalement oublié la menace obscure qui pesait sur Poséidonia. Plus exactement, toute frayeur l’avait quittée. Tant qu’Astyan serait à ses côtés, rien ne prévaudrait contre eux. L’Amour n’était-il pas la force la plus puissante et la plus merveilleuse de l’univers ?

 

Le lendemain, alors que la ville se remettait avec peine des agapes de la veille, Astyan et Anéa, en compagnie des deux fillettes, descendirent jusqu’au port. Les jardiniers achevaient de nettoyer les traces des festivités. Les Titans montaient deux chevaux superbes, tandis que les petites chevauchaient fièrement des poneys couleur d’or, bottés de noir, au caractère paisible.

À la limite du port et de la cité se dressait une auberge antique, tenue par un vieux navigateur qui avait parcouru tous les océans de la planète. Maïa et Schoenée adoraient s’y rendre, parce que le vieil homme avait toujours des histoires fabuleuses à raconter. Bien sûr, Astyan et Anéa savaient qu’il enjolivait ses récits afin de les rendre plus vivants pour les fillettes. Mais ils aimaient, eux aussi, se laisser prendre au charme du conteur.

Pourtant, cette fois-là, le vieil aubergiste ne disait mot. Un homme, dont le visage buriné disait qu’il avait beaucoup voyagé, avait réuni une petite troupe de curieux autour de lui. Sa voix pâteuse prouvait qu’il avait déjà absorbé une belle quantité d’alcool. Mais la sincérité émanant de sa voix attira l’attention d’Astyan. Malgré leur invraisemblance, ses histoires rendaient un accent de vérité.

Et ce qu’il racontait faisait froid dans le dos.

L'Archipel Du Soleil
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